Le 3-3 à Asnières

Le club d’Asnières est hébergé dans un théâtre. Après la tragi-comédie que nous y avons jouée lors de la dernière ronde de Nationale 2, on comprend pourquoi !

Toutes proportions gardées, le Grand Echiquier d’Asnières est au groupe Nord-Ouest de Nationale 2 ce que le PSG est à la Ligue 1 de football. Le club a visiblement de grandes ambitions, des moyens en conséquence, le soutien de la mairie et un sens certain du marketing et des relations publiques.  Il a recruté une armada de grands-maîtres dans la perspective d’une montée en Top 12 en deux ans. Depuis le début de la saison, il a gagné tous ses matchs sur des scores confortables grâce au renfort systématique de GMI chevronnés comme Gurevich, Eingorn et autre Conquest.

Autant dire que nous ne comptions pas trop sur cette rencontre pour nous extirper de la zone de relégation et que nous venions jouer en toute décontraction, à tel point que certains de nos joueurs étaient allés prêter main forte à notre équipe de Nationale 3.

En entrant dans la salle de jeu, nous comprenons ce que doivent ressentir les joueurs du Gazélec Ajaccio quand ils arrivent au Parc des Princes, et aperçoivent Ibrahimovic et Cavani en train de s’échauffer. Antoine, volontaire pour être immolé au premier échiquier, est ainsi accueilli par Jorge :

« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que tu ne joues pas contre Gurevich… La mauvaise, c’est que tu joues contre Landa, 2634 Elo».

Mikhail Gurevich, légende des échecs, ce sera la surprise de Jean au deuxième échiquier. Et derrière lui, six joueurs et joueuses à 2100 ou 2200. Moyenne Elo d’Asnières : 2254 ; moyenne Elo de Rueil : 2011.

Feuille de matchNous rendons 300 points au premier échiquier, près de 500 au second, 350 au septième, et même 600 au huitième où s’est courageusement glissé notre ancien camarade de club Marc K.

Ce match s’annonce donc comme une aimable formalité pour le leader, et le président asniérois Jean-Claude Moingt peut deviser sereinement dans la cuisine attenante à la salle de jeu avec l’ancien champion du monde Vétérans Anatoly Vaisser, venu en spectateur.

 

Une belle brochette... (photo courtesy of le site d'Asnières)
Antoine n’en croit pas ses yeux : ce n’est pas un, mais trois GMI qu’il doit affronter (Gurevich, Vaisser, Landa) – photo courtesy of le site d’Asnières LGE

 

L’après-midi s’enfonce dans une douce torpeur, à peine troublée par le bruit des pendules qu’on actionne et des pièces qui glissent sur les échiquiers…

Quand soudain, à 17h15, le téléphone du président vibre, comme chaque dimanche d’intercercles : c’est le patron qui vient aux nouvelles.

« Allô ? Oui, bonjour Patron… Oui oui, tout se passe comme prévu. (…) On joue contre Rueil-Malmaison 2…  2, ça veut dire que c’est leur deuxième équipe… Leur équipe réserve, quoi… Ah non, détrompez-vous, c’est une grosse équipe… Une très très grosse équipe même… Si si, on a bien fait de sortir deux grands-maîtres, il fallait bien ça… Oui,  des adversaires redoutables, croyez-moi… Non, moi je ne joue pas… Une indisposition passagère… Mais rassurez-vous, j’ai confiance dans notre collectif, nos joueurs sont en train de prendre le dessus. D’ailleurs, nous avons déjà marqué un point ! (…) Le jeune Marc K, au huitième échiquier… Un garçon fiable, toujours prêt à relever les défis les plus… Pardon ? Pourquoi pas au sixième ? Euh, eh bien en fait, au dernier moment, il a prétexté… Enfin, je veux dire, c’est un choix stratégique, du coaching ! (…) Oui, nous sommes très bien sur les autres échiquiers aussi. »

Tenez, au 1, par exemple, Konstantin affronte un jeune joueur trèèès dangereux. Imaginez : il a fait nulle contre un grand-maître pas plus tard qu’hier ! Mais la finale est favorable aux Blancs, le gain n’est qu’une question de temps ! »

Landa - Manoeuvre

« Et au 2 aussi, nous avons l’avantage, malgré une incroyable préparation adverse dans l’ouverture… Une nouveauté dès le 4ème coup dans un début pourtant archi-connu… Non, pas une Caro-Kann,  une Française… Oui oui, c’est très bien aussi la Française…  Si si, je vous assure… Oui, un coup que Mikhail, en 40 ans de carrière, n’avait jamais eu l’occasion d’affronter, la variante Lucas : 1.e4 e6 2.d4 d5 3.Cc3 Cf6 4.exd5 !?,

4.ed5 !? : la variante Lucas de la Française classique
4.ed5 !? : la variante Lucas de la Française classique

Mais entre nous, Patron, on a quand même le sentiment que cette nouveauté était un peu improvisée, et après 4…exd5, au lieu de  poursuivre par Fg5, Dd2, 0-0-0…, le joueur de Rueil a continué par 5. Fd3?! Cc6! 6.Cge2 Cb4 . Mikhail s’est emparé de la paire de fous, puis de l’initiative, et je pense que les Blancs ne vont pas tarder à rendre les armes… »

Lucas - Gurevich

« Au 3 ? Là, c’est déjà fini… En vingt coups… Non, une nulle seulement.  Non, c’est son adversaire qui a proposé… Pourquoi il a accepté ? Euh… Je ne sais pas… Oui, je le lui dirai, Patron. »

« Et au 4 ? Bon là, on n’était pas très bien, je ne sais pas d’où ils ont sorti ce joueur, mais c’est la réincarnation de Tal… Jugez plutôt : vlan ! Il sacrifie un pion dans l’ouverture, et bing ! un deuxième quelques coups plus tard… Une combinaison sortie de nulle part, de la magie pure, et notre joueur s’est retrouvé avec tour et fou contre dame sans savoir ce qui s’était passé ! »

Lambert-Olivier, position après 14...g6
Lambert-Olivier, position après 14…g6

15.f5! gxf5 16.Cxd5 cxd5 17.Fxf6 Fxf6 18.Txf5 exf5 19.Cc6+ Fe6 20.Cxd8 Txd8

Position après 20...Txd8
Position après 20…Txd8

« Et là, heureusement, au lieu d’aller chercher le pion a5, avec un avantage décisif, le rueillois a perdu le fil de la partie, et le jeu s’est complètement retourné en notre faveur . »

Position après 39.Dh5
Position après 39.Dh5 : les Noirs jouent et gagnent

« Tenez, c’est bien simple : je vois le gain d’ici ! Je ne vous donne pas la solution tout de suite, Patron, je vous laisse chercher ! « 

« Et au 5 aussi, nous sommes gagnants, je vois aussi le gain d’ici ! Comment ? Oui, j’ai de bons yeux… »

Roux-Sola, position après le 34ème coup noir
Roux-Sola, position après le 34ème coup noir (les Blancs jouent et gagnent)

« Et au 6, me dites-vous ? Non, là je ne vois pas le gain, mais à vrai dire le joueur de Rueil non plus ! Rassurez-vous, il n’a rien compris à la position, et il nous a permis d’installer un cavalier indélogeable en e5. Je ne vois pas comment nous pourrions perdre… Il suffit que notre joueur reste en défense sans rien entreprendre, et même un Karpov ne pourra pas… Comment ? Karpov est prenable ? Bon, disons plutôt un Carlsen ! »

Delafargue-Bernard, position après 35.Th4
Delafargue-Bernard, position après 35.Th4

 « Et au 7 ? Bon, objectivement, ça reste équilibré, mais entre nous, il nous ont mis un papy à 1770, on va faire durer et il finira bien par craquer ! »

A. Moingt-Duget, position après 41...Fe5
A. Moingt-Duget, position après 41…Fe5

 « Donc vous voyez, Patron, pas de souci à vous faire, on doit gagner sur à peu près tous les échiquiers, le tarif habituel quoi ! Oui oui, je vous rappelle quand c’est fini, comptez sur moi Patron ! ».

Cette importante opération de relations publiques terminée, le président asniérois entreprend de faire quelques pas dans la salle de jeu… Quand soudain… ce qu’il voit sur l’échiquier 6 le remplit d’effroi.

Delafargue-Bernard, position après 35.Th4
Position après 35.Th4

Certes, si les Noirs ne font rien, il ne pourra rien leur arriver… Oui mais voilà, de son propre aveu, le joueur asniérois déteste rester passif, et il opte pour le suicidaire 35…f5?? qui perd le pion g après 36.Th7+ Cf7 37.Tg7 Rf8 38.Txg6 Te7+ 39.Rf2 Te5

Position après 39...Te5
Position après 39…Te5

Et maintenant 40. Fh5 ! force la transition dans une finale de pions gagnante : 40…Te7 41.Tf6 Rg7 42.Txf7 Txf7 43. Fxf7 Rxf7 44.Rf3 1-0

« Gloups… Bon, soyons magnanimes, ça leur permettra de sauver l’honneur… Heureusement, Gurevich vient de gagner, ça fait 2-1 pour nous. Tiens, je vais aller voir l’échiquier 5… J’en étais resté à cette position où les Blancs pouvaient gagner par 35.Tg4+ Rf8 36.Fc5+ etc. Bon, il n’a pas vu cette suite, mais il a quand même l’air gagnant… »

Roux-Sola, position après le 40è coup noir
Roux-Sola, position après le 40è coup noir

 Et en effet, le zeitnot passé, l’asniérois exécute la suite gagnante 41.Ff6! Tg4 42.Te5! Txf4 43.Tg5+! Rh7 44.Tg7+ Rh8 45.gxf4

Position après 45.
Position après 45.gxf4

et comme l’astucieux 45…Tg8 (clouant la Tg7) perdrait sur 46.Tg3+ Rh7 47.Dc2+! Tg6 48.Dxg6+ fxg6 49.Txh3, Flavien est obligé donner sa dame contre tour et fou par 45…Df5 46.Tg5+ Dxf6 47.Txh5+ Rg7 48.Tg5+ Dxg5+ 49.fxg5…

« C’est dans la poche ! Allons faire un petit tour au quatrième échiquier… Mais, ciel ! que vois-je ?? »

Position après 39.Dh5
Position après 39.Dh5)

Dans la position du diagramme, les  Noirs pouvaient l’emporter par 39…Tb1+ 40.Fd1 Fd3+ 41.Rg1 Rg8, ou 39…Rg8 40.Dg4 Fg6. Mais pressé par le temps, l’asniérois joue l’horrible 39…Rg7?? qui perd la tour b2 sur 40.De5+ 1-0.

« 2-2 ! Mais c’est un sketch ou quoi ??? Bon, tant que cela ne contamine pas les autres échiquiers… Retournons voir comment cela se passe au 5… Les Blancs ont continué à bien jouer, empêchant leur adversaire de construire une forteresse… Pauvre rueillois, obligé de tendre des pièges grossiers pour tenter d’arnaquer… »

 

Position après 56 ...Fg6
Position après 56 …Fg6

 

En effet, on ne peut pas dire que la menace introduite par le dernier coup noir soit particulièrement cachée, et pourtant les Blancs jouent ici l’incroyable 57.Rg3?? Tf3+ 58.Rxf3 Fxe8 et 0-1 quelques coups plus tard. 3-2 pour Rueil !!!

«  Argh ! Vite, mes sels ! Je me sentais trop peu en forme pour jouer cet après-midi, mais quand je vois le niveau des parties, je me dis que, même mourant, j’aurais fait mieux !* « 

« Ouf, Landa vient de gagner, on revient à 3-3… Il ne reste plus que cette finale de fous au 7. »

Tous les regards convergent vers le septième échiquier, où Jean-Claude Duget continue à tenir tête à son adversaire, à laquelle il rend la bagatelle de 350 points Elo (en moins) et d’une trentaine d’années (en plus). Le résultat de cette partie sera le résultat du match. Imperturbable, JC a déroulé sa préparation : thermos, banane, boules Quiès, et casquette vissée sur la tête, dérobant son regard à son adversaire.  Hyper-concentré sur sa finale, sourd au tumulte, ignorant tout du score du match et de l’enjeu de la partie, il est bien décidé à ne pas lâcher l’affaire.

Jean-Claude Duget, héros du match
High Plains Drifter
 

« Aïaïaïe, le téléphone vibre, c’est à nouveau le patron… Qu’est-ce que je vais pouvoir lui raconter ? »

Un léger problème, Monsieur le Maire...
Comment ça, 3-3 ???
« Allô ? Non, Patron, ce n’est pas tout à fait terminé… Euh… Non, pas tout à fait 6-0… Non plus… Non plus… Non, on en est à 3-3 (…) C’est qu’ils sont vraiment trèèès forts, Patron. En plus, ils ont des super-pouvoirs. Nos joueurs sont hypnotisés et donnent leurs pièces…  Oui, il reste une partie… Oui… Ah mais ce n’est pas n’importe quel papy ! Un extra-terrestre  plutôt… Une résistance hors du commun : ça fait des heures qu’il défend sa finale de fous sans craquer, c’est surhumain ! Et avec son chapeau enfoncé sur les yeux, on ne peut pas lire son regard… Comme Clint Eastwood dans l’Homme des Hautes Plaines. C’est simple, j’ose à peine approcher de son échiquier… »
 » Oui, nous avons un pion de plus… Euh non, je ne suis pas sûr, nos grands-maîtres ne sont pas d’accord. Anatoly dit que ça gagne, mais Mikhail assure que c’est nul. »

 JC n’a pas hésité à sacrifier un pion au moment critique, et voici qu’arrive enfin la liquidation décisive :

Position après...
Position après 61.Fd6

61… c4+ 62.bxc4 dxc4+ 63.Rxc4 Fg5 64.Rd5 Fxh6 65.Re6

Position après...
Position après 65.Re6

 Son adversaire promène son fou à gauche et à droite, cherchant la faille, mais le vétéran rueillois trouve à chaque fois la bonne diagonale. 65… Fg7 66.Fe7 Fc3 67.Ff6 Fb4 68.Fe5 Ff8 69.Fd4 Fh6 70.Re7 Ff8+ 71.Re8 Fh6

A un moment, A. Vaisser passe dans le champ de vision de JC. Croyant avoir affaire à l’arbitre (c’est dire s’il était concentré), il lui fait comprendre que c’est nul en croisant les index ; le GMI russe  fait non de la tête.

Mais n’en déplaise à Stockfish, Houdini et Vaisser réunis, cette finale est bien nulle ! Et la joueuse d’Asnières  finit par se résigner à répéter les coups 72.Fe5 Fg5 73.Fd4 Fh4 74.Fe5 Fg5 75.Fd4 Fh4 76.Fe5 Fg5 1/2-1/2

Puisque je te dis que c'est nul !
Puisque je te dis que c’est nul !
 
 S’ensuit une petite joute entre grands-maîtres. Vaisser veut démontrer un gain pour les Blancs, mais Gurevich hilare réfute sa tentative en déplaçant simplement le fou  sur deux cases alternativement. JC rit aussi, ce qui n’est pas du goût de Vaisser qui lui demande de se calmer. JC lui répond indirectement, en disant à haute voix à Gurevich en russe « Spassiba, GrossMeister » (Merci Grand-Maître), et ce dernier de répondre avec un grand sourire « Pajalousta » (Je vous en prie) pendant que l’autre GMI s’en va en grommelant !

Score final : 3-3 !! Et un orteil de moins dans la zone de relégation pour nous !

Score N2_R7Pendant que nous regagnons nos pénates, un conseil de guerre improvisé se tient dans les souterrains du théâtre d’Asnières.

« Bon les gars, j’ai eu le patron, il accepte de passer l’éponge pour cette fois, mais il n’y aura pas de deuxième chance. Encore un faux-pas contre une équipe du 92, et c’est lui qui prend le premier échiquier.

– Et là, adieu veaux, vaches, GMI, trophées, Top 12…

– Je ne vous le fais pas dire. A part ça il m’a demandé de trouver quelque chose pour faire passer la pilule dans le prochain bulletin municipal. J’attends vos propositions.

– On pourrait dire qu’on a fait exprès de leur accorder le match nul, un peu comme Karpov en simultanée…

– Euh… Je ne le sens pas, personne n’a une meilleure idée ?

– Je sais : on n’a qu’à dire qu’il n’y a plus de petites équipes, blablabla, et broder sur la glorieuse incertitude du sport, tout ça…

– Ah ouais, c’est pas bête. C’est vrai que la beauté du sport réside dans son incertitude où aucune rencontre n’est jouée d’avance. »

Et si on disait qu'on l'a fait exprès ?
« La beauté du sport… Non, B-E-A-U…’

 

 (*) Citation presque authentique ! Il en fallait bien une.

3 Comments

  1. Trop drôle! Merci beaucoup Bertrand !!
    Je suis aussi le coupable, c’est bien moi qui ai proposé nulle, pour déstabiliser mon adversaire, sachant qu’il est 2200 Elo, et qu’il jouait avec les blancs… Je pensais qu’il n’accepterait jamais… Et j’étais le premier surpris qu’il accepte sans même consulter son capitaine!! Il était fatigué après un voyage, et j’étais fatigué après le match de samedi, et l’aller-retour à minuit à Roissy pour chercher un Grand-Maître et puis préparer dîner, petit-déj….. Plein de détails qui restent en coulisse. On aurait pu gagner! Je m’en veux maintenant! :)))

  2. Bertrand laisse tomber ton métier et fais du journalisme, tu es génial .
    j’ai pris beaucoup de plaisir a lire ton reportage , je pense que je vais le reprendre devant un echiquier.
    bravo , en plus j ai bien ri .

  3. Bonjour,
    Je suis tombé un peu par hasard sur votre site…et ça fait assez mal parce que je mes suis trop tapé le cul parterre! (excusez la vulgarité). Superbes articles, Bravo!

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